Cet article vise à réfléchir aux effets de l’identité du sportif de haut niveau en tant que sportif et à son influence sur son après-carrière.

Impact de l'identité athlétique

 

Dans les perspectives que veut s’ouvrir WeenHub, en accord avec sa raison d’être, l’association a décidé de se lancer avec ses moyens dans des cycles de recherches. Pour commencer, un pré-rapport d’enquête a été rédigé en février 2019 : « La reconversion des sportifs de haut niveau et/ou professionnels, ou comment vivre des trajectoires solidaires ? ». Ce rapport, réalisé par les sociologues Estelle Auguin et Olivier Bobineau, ainsi que par les membres de WeenHub Benoit Moneuse et Nicolas Lelièvre, a cerné les nœuds principaux des problématiques rencontrées par les sportifs de haut niveau, auxquels l’association veut apporter des solutions. Dans cette optique, elle souhaite produire des prolongements en se posant de nouvelles questions, auxquelles elle répondra dans des articles.

Une première série d’articles se propose d’aller réfléchir aux effets de l’identité du sportif de haut niveau en tant que sportif et à son influence sur son après-carrière. Plus particulièrement en traitant du concept d’identité athlétique, défini comme « le degré auquel l’individu s’identifie au rôle de sportif »[1]. Il s’agit pour un sportif de savoir à quel point celui-ci ne se définit que comme sportif, par une identité unidimensionnelle, liant son état à celui de sa carrière dans le sport. Ainsi, plus un sportif a une identité athlétique forte, plus il forge son identité autour du sport, de manière exclusive.

L’avancée de la littérature scientifique, notamment avec l’article cité plus haut, montre à quel point cette identité athlétique est fondamentale dans la carrière du sportif, notamment quand elle est forte, « herculéenne ». En effet, lorsque le sportif s’identifie grandement à son rôle de sportif, il est compréhensible que ce dernier soit concentré, rigoureux et motivé en vue d’atteindre ses objectifs, l’aidant se dépasser. Et justement, l’environnement du sportif le pousse fortement à développer son identité athlétique. Pour illustrer ce point, nous pouvons écouter Sophie Brossard, conseillère d’orientation québecoise :

« Prenons par exemple un athlète d’élite habitant en région. Il pratique son sport au niveau compétitif depuis l’âge de 8 ans. Il s’inscrit au secondaire dans un programme sport-études. Au cégep, il a déjà atteint les rangs de l’équipe nationale. Il doit donc déménager à Montréal afin de s’entraîner avec l’équipe. Il ne connaît que ses coéquipiers qui deviennent vite ses amis. Son entraîneur devient alors sa personne-ressource. Avec le calendrier de compétition et ses 35 heures d’entraînement par semaine, il ne voit que ses parents, rarement. Il décide également d’arrêter l’école afin de se concentrer sur son sport. L’identité athlétique de ce sportif devient alors de plus en plus exclusive. Elle peut le rester pendant plusieurs années. »[2].

Les facteurs renforçant l’identité athlétique et fermant les occasions de développer des identités diverses semblent ici logiques, avec un renfermement presque inévitable de la vie autour du sport. De même, on voit que ces facteurs sont multiples, tant on voit quels rôles vont jouer l’entourage nouveau, l’importance du mentor que devient l’entraîneur, ou encore l’emploi du temps aménagé.

Pour autant, comme le rapportent Aurélie Navel et Claude de Tychev [3], cette identité athlétique est un des facteurs compliquant la reconversion lorsqu’elle est particulièrement forte. C’est cette piste que WeenHub souhaite explorer en cherchant dans quelle mesure cette identité athlétique, lorsqu’elle est forte, représente un risque pour l’accomplissement du sportif de haut niveau dans le temps long.

 

Le premier risque, lié à une forte identité athlétique est qu’elle renforce le mécanisme du déni de l’après-carrière.

Le déni est l’exclusion active et inconsciente de certaines informations hors de l’attention focale [4]. C’est un concept apparu chez Freud de l’allemand Verleugung, par lequel il désigne un refus de la réalité [5]. Ce qu’il dit à ce sujet peut nous intéresser : « Nous manifestons une nette tendance “à mettre de côté” la mort, à l’éliminer de notre vie. Nous essayons d’étouffer l’affaire […] Personne ne croit à l’éventualité de sa propre mort […]. Dans l’Inconscient, tout le monde est convaincu d’être immortel. » [6]. S’il est considéré un instant ce que représente symboliquement la retraite du sportif de haut niveau, il est possible de faire une analogie avec une première mort. Plus ce dernier s’identifie à son identité de sportif, plus la fin de la carrière, de cette identité sportive unidimensionnelle, lui semblera être une mort lorsqu’une reconversion n’a pas été prévue. Le soucis est qu’il peut se créer un mécanisme de pensée chez le sportif pour l’éviter. Ne va-t-il pas manifester une nette tendance à « mettre de côté » toute réflexion sur la retraite, à l’éliminer de sa vie, essayant d’étouffer l’affaire ? Ce déni serait d’autant plus probable alors que la carrière du sportif commence généralement bien avant celle dans les autres professions. En effet, le sportif passé par un centre de formation commence parfois à forger son identité athlétique avant ses dix ans. Ce n’est que rarement le cas dans d’autres domaines, comme chez les banquiers ou les professeurs. Or, ce n’est pas à seize ou vingt ans, alors que tout reste parfois à accomplir en terme de compétition et d’objectifs, que le sportif se conçoit proche de la retraite.

Pour autant, la partie consciente de tout individu a bien connaissance de cette fin à venir. Mais des « mécanismes de défense du Moi sont mis en place pour nous protéger de cette cruelle et presque impensable réalité de notre finitude,[…] : refoulement, idéalisation, dévaluation, projection, pulsion d’emprise, déni, dénégation. » [7]. Il est beaucoup plus agréable de ne jamais remettre en question son identité athlétique. Se penser et se construire autrement demande beaucoup d’efforts, même de remise en question : c’est douloureux. Le sportif est tenté de se réfugier derrière cette identité athlétique, se disant à 100 % dans son sport, et que c’est la meilleure manière de faire sa carrière. Avec le succès immédiat viendraient les solutions pour cette suite de vie obscure : il y a un temps pour tout. En somme, il se trouve
des excuses légitimant ne pas y penser.

De plus, l’entourage sportif, notamment les entraîneurs, jouent un rôle important ici. En effet, ils redoutent aussi l’impact probable sur l’athlète de cette mort, c’est pour eux un risque d’affecter l’équilibre psychologique et la concentration de leur athlète, avec des effets potentiels en bout de chaîne sur les résultats. Mais une forte identité athlétique vient souvent d’un entourage essentiellement sportif (coéquipiers, entraîneurs, agents), c’est-à-dire de personnes avec ces conceptions des impacts d’une réflexion sur l’après. Cet entourage ne jouera probablement aucun rôle pour faire sortir d’un déni, si ce
n’est pour le renforcer en pensant agir pour le bien du sportif.

Mais il y a plus. Un autre problème se dégage alors dans ces mécanismes du déni. Plus l’athlète a une forte identité athlétique, plus il est probable que s’activent des mécanismes de déni. Mais cela ne signifie pas que cette pensée de la fin est disparue. Elle est seulement enfouie, et peut avoir un impact sur la carrière et la (non) préparation de l’après. Car même refoulée, l’idée de l’après-carrière ne peut pas disparaître de l’esprit, et le vide se fait sentir, pouvant mener lentement vers une perte de sens. Le sociologue Émile Durkheim a écrit :

« Quelque plaisir que l’homme éprouve à agir, à se mouvoir, à faire effort, encore faut-il qu’il sente que ses efforts ne sont pas vains et qu’en marchant il avance. Or, on n’avance pas quand on ne marche vers aucun but ou, ce qui revient au même, quand le but vers lequel on marche est à l’infini. » [8].

On ne peut contester que le sportif de haut niveau sait où il va durant sa carrière. Il avance, mais sur une courte distance. Qu’en est-il de l’impact d’une absence de chemin pour l’après-carrière, de l’absence de but ? Le sportif avance-t-il encore ? Lorsque Durkheim utilise le terme infini, il entend par là le fait que l’individu soit en continu à égale distance d’une arrivée vers un potentiel objectif. Marcher vers l’infini revient dans les faits à ne pas avancer. Or ne pas avancer, c’est une sensation dont chacun peut se rendre compte, ayant un impact négatif sur l’équilibre psychologique. Dans cette situation, même en situation de déni, le manque de sens et la fadeur se font sentir, et est probable que cela puisse se sentir sur les résultats. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le mécanisme de déni de l’après-carrière du sportif contribue à cette absence de projet à moyen et long terme, ceux hors de la sphère sportive, ce qui peut déstabiliser le sportif, et ce à court terme.

En somme, une identité athlétique forte peut favoriser l’apparition du déni relatif à l’après-carrière, si le sportif n’a pas anticipé. Il se risque a construire son identité seulement sur son statut de sportif et à cultiver un sentiment de déni quant a son après-carrière. Cet effet est néfaste, d’une part en vue de s’y préparer, et d’autre part de se libérer d’une pensée qui crée une souffrance qui même refoulée ne disparaît pas vraiment, pouvant affecter directement sa performance. Dès lors, comment opérer une prise de conscience de cet effet chez les acteurs des milieux sportifs ? Comment protéger la psyché du sportif et l’accompagner tant dans sa performance dans l’absolu, que pour envisager en amont une reconversion vectrice de sens et d’accomplissement ? Trouver des moyens et des réponses, c’est la mission de WeenHub.

 

[1] Britton W. Brewer, Judy L. Van Raalte, Darwyn E. Linder. Athletic identity : Hercules’ muscles or Achilles’ heel ?, International journal of sport psychology, 24, 1993, p. 237-254.

[2] Ordre des conseillers et conseillères d’orientation du Québec, Sophie Brossard. La transition de carrière : un défi pour les athlètes de haut niveau,[En ligne]. [Site consulté le 13 octobre 2020] Disponible sur : https://orientation.qc.ca/files/La-transition-de-carriere-chez-les-athl%C3%A8tes.pdf

[3] Aurélie Navel et Claude de Tychev, Les déterminants de la qualité du processus de reconversion sportive : revue de littérature. Bulletin de psychologie, numéro 513(3), 275-286.

[4] Henri Chabrol. Les mécanismes de défense, Recherche en soins infirmiers, vol. 82, no. 3, 2005, pp. 31-42.

[5] Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967; rééd. poche, Paris, PUF,1997, coll. « Quadrige »

[6] Sigmund Freud. « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». (1915), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981

[7] Anasthasia Blanché. « Vieillissement et retraite : approches psychanalytiques », Le Journal des psychologues, vol. 282,no. 9, 2010, pp. 22-27.

[8] Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 1995 (1ère éd.1897), p.144