Dans cet article, il convient d’analyser l’impact de l’intériorisation de l’identité athlétique sur le développement des autres identités des sportifs de haut niveau.

Identité athlétique

 

Le sport de haut niveau nécessite un investissement et une intensité à un niveau tel que peu peuvent réellement le concevoir. En vue de se mettre dans de bonnes dispositions pour atteindre ses objectifs, l’athlète se résout à de nombreux sacrifices. Ils affectent son mode de vie, ses relations et ses moments de détente. Mais au fond, ce sont aussi ses possibilités d’identités qui sont affectées. Or, il a été vu lors de l’article précédent en quoi une identité athlétique forte semblait compliquer la reconversion du sportif de haut niveau. En effet, ce dernier vit dans une sphère particulièrement centrée sur son activité sportive, ne l’incitant pas à réfléchir à son après-carrière. Plus son identité athlétique, « le degré auquel l’individu s’identifie au rôle de sportif », est forte, plus cette sphère est renforcée, entretenant ainsi l’approfondissement de l’identité athlétique. Mais cette identité athlétique forte empiète sur toutes les autres, si elle ne les phagocyte pas. Sur les autres, car l’identité n’est pas supposée être unidimensionnelle, nous y reviendrons. Il sera donc discuté ici de l’identité du sportif, et notamment, dans quelle mesure elle complexifie la possibilité de faire face au changement d’identité pendant la reconversion, au regard des enjeux d’identité contemporains.

Les questions d’identité ont envahi le débat public depuis le début des années 2000. Si le concept en lui-même fut étudié bien plus tôt, ce sont des raisons d’instrumentalisation politique qui ont vivifié le sujet. Pour autant, cet intérêt soudain traduit des évolutions de la société à prendre en compte. Et à propos de l’identité du sportif, cela peut s’avérer crucial.

En effet, l’espace social que l’on connaît aujourd’hui est le produit de la modernité, processus de rationalisation des esprits prenant ses sources dans les Lumières. L’une des évolutions décisive est la fin de la structuration de l’espace social par la religion [1], fait collectif par excellence (religion venant de religare : relier). Or, par la fin de la structuration de l’espace social, on parle surtout de l’autonomisation de l’individu : la société prend la charge d’elle-même, l’individu est libre de se définir et de se mouvoir comme bon lui semble. Dès lors, la différenciation sociale s’accélère, l’individu devient le pôle d’organisation du social. On parle alors de l’individualisation de la société, la liberté de l’individu devenant une valeur dépassant le groupe, dont les effets ont lieu depuis les Trente glorieuses jusqu’aujourd’hui.

Mais alors quel lien avec les sportif de haut niveau ? Le fait est que ces derniers soient lourdement affectés par l’enjeu identitaire contemporain. Jean-Claude Kaufmann a une phrase intéressante : « Alors que dans la société holiste, les individus étaient produits et reproduits par la « formule génératrice » du système de l’habitus, ils sont, dans la modernité, quotidiennement construits par leur propre histoire » [2]. L’individu, aujourd’hui, a seul la charge de sa propre identité, de qui il est. Chaque personne se crée son propre récit de son côté auquel il adhère. Cependant, c’est un processus continu, un flottement épuisant qu’Alain Ehrenberg conceptualise par la fatigue d’être soi [3]. Et il semble que pour le sportif de haut niveau, la peine soit doublée, d’autant plus lorsque son identité athlétique est forte, et ce surtout lorsqu’il s’agit d’engager une transition.

Pour commencer, l’identité athlétique forte étouffe les autres identités. Hazel Markus et Paula Nurius parlent de « soi possible » [4], les modalités de subjectivisation formant des identités virtuelles. En réalité, nous ne sommes pas définis par une seule facette de notre personnalité. Le métier exercé est une identité, mais le rôle familial aussi, tout comme peut l’être une appétence pour telle ou telle production culturelle. Le tout forme une identité générale, mais cette dernière existe à travers ces multiples identités. De fait, lorsque l’une des identités est amenée à disparaître partiellement ou entièrement, il ne se crée pas un vide brutal, un manque identitaire. Mais une identité athlétique forte implique pour le sportif d’adhérer à un récit dans lequel il est principalement un sportif, et que les autres « soi possibles » soient sous-
développés. Dès lors, lorsque la carrière sportive s’arrête, comment éviter le choc identitaire ? Comment éviter une rupture forte, blessante, laissant le sportif dans un état peu propice à son accomplissement ? En effet, si l’après-carrière n’est pas préparé à l’avance, du point de vue identitaire, le risque est grand de n’avoir rien à quoi se raccrocher.

De plus, le statut de sportif rajoute une difficulté à cette perte identitaire. Une recherche interne de Ween Hub avait pu mettre en exergue qu’une forte estime de soi augmentait l’identité athlétique, ou qu’à minima, le tout s’auto-entretenait. L’impact de l’estime de soi sur la nécessité de la transition chez le sportif doit aussi être mesuré. Le sportif de haut niveau bénéficie d’une sphère sociale valorisée et valorisante. Les sportifs sont soutenus par un public, qui même restreint localement donne l’impression au sportif qu’il est spécial. C’est surtout le cas pour ceux qui représentent leur pays. Pour autant, cela ne signifie pas que l’argent suit le prestige. De fait, l’identité est cruelle pour un sportif de haut niveau. D’une part, il fait face à une dualité entre l’image donnée et la réalité objective de sa situation sociale, car si on s’imagine qu’un champion vit bien de son sport, ce n’est pas toujours le cas. D’autre part, la transition oblige le sportif à quitter une sphère très protectrice, et faire « l’épreuve de la petitesse » [5]. Il faut passer du statut d’« avoir été quelqu’un », à un monde ordinaire du jour au lendemain. C’est aussi une transition sociale : il faut quitter son milieu social d’appartenance, celui de sportif de haut niveau, pour aller vers un milieu professionnel plus quelconque. Sophie Javerlhiac [6] parle de transition entre un « être » et un « devenir ». C’est un retour à une identité mouvante et incertaine. Pour ceux n’ayant pas préparé la moindre transition, la solitude et l’impression de ne plus savoir où en être peut se révéler brutale. D’autant plus que seul le sportif a la charge d’être lui, et ici il a la charge de se reconstruire.

Car c’est bien ce à quoi il faut réfléchir. Cette transition d’identité est un travail nécessaire de déconstruction et de reconstruction, afin de faire émerger les autres soi possibles, et ce dans la douceur. Ces autres identités ont pu être refoulées, du fait de la sphère protectrice du sportif mais aussi de son déni de l’après-carrière. Il faut donc réfléchir à des moyens d’accompagner le sportif de haut niveau dans une voie d’accomplissement multiple tout au long de sa carrière. Le déni de l’après-carrière est un tel abcès à percer, qu’il vaut mieux le faire le plus tôt possible. C’est avec cette ambition, que Ween Hub espère toucher un maximum de sportifs de haut niveau à entrer dans ce processus de reconstruction d’une identité permettant de préparer progressivement un avenir désirable.

 

[1] Gauchet, Marcel. Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
[2] Kaufmann, Jean-Claude. L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, 2004, p. 77.
[3] Ehrenberg, Alain. La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob.
[4] Markus, Hazel et Nurius, Paula. « Possible selves », American psychologist, vol. 21, n°9.
[5] Guiot, Pascaline et Ohl, Fabien. « La reconversion des sportifs : une épreuve de la petitesse ? », Loisir et société, 30-2, 2008, p.393.
[6] Javerlhiac, Sophie. La reconversion des sportifs de haut niveau : Pouvoir et vouloir se former, Rennes, PU Rennes, 2014.

 

 

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